Je suis sourde oraliste

La perruche et la sirène - Matisse - 1952

La perruche et la sirène – Matisse – 1952

Il y a deux mois, une personne experte en accessibilité m’a dit : c’est rare de rencontrer une personne sourde profonde qui parle très bien et qui arrive souvent à lire sur les lèvres des inconnus. On n’a pas besoin d’écrire sur un bout de papier pour se faire comprendre avec toi.
(ça, je devrais l’encadrer sur mon mur)

J’aimerais expliquer un peu comment j’en suis arrivée là, pourquoi je me présente comme une sourde oraliste.

{ Pour ceux qui ne le savent pas : la Langue des Signes Française  (LSF) était interdite en Europe après le congrès de Milan en 1880, et n’a été reconnue en France qu’en 1976 puis en 1991, la loi Fabius propose le choix d’une éducation bilingue pour les sourds : la LSF et le français écrit / oral. Parallèlement à cela, les années 80 verront la montée du Langage Parlé Complété (LPC) en France (qui arrive des Etats-Unis via l’Angleterre). }

Je suis née au début des années 80 et après avoir découvert ma surdité, on a vite décidé l’éducation oraliste – autrement dit l’oralisme, une méthode pour apprendre la langue française parlée (ou orale) aux sourds. Durant mon enfance, je voyais alors une orthophoniste qui était partisane de l’oralisme exclusif et mon 2ème orthophoniste  qui a pris le relais, me codait aussi le LPC mais je n’étais pas très intéressée.

Donc j’ai grandi dans l’oralisme ‘pur et dur’. Cela ne me gênait pas : j’allais à l’école avec les entendants. Je travaillais beaucoup en orthophonie -avec des enfants sourds ou en solo- et je prenais de plus en plus conscience de ses avantages grâce aux réactions des copines  entendantes ou des profs : tu parles beaucoup mieux qu’avant, on te comprend bien maintenant, tu as fait énormément de progrès en un an, etc…
J’aurais pu comme des centaines de sourds, dire STOP aux séances d’orthophonie mais non, je continuais d’y aller… Cela faisait naturellement partie de ma vie et je l’acceptais : c’était tout ou rien. Si j’arrive à parler avec mes amis ou ma famille, pourquoi ne pas continuer ?

Certains sourds signants que je rencontrais à l’adolescence m’ont traitée de fausse sourde car, pour eux, ce n’est pas possible à la fois d’être sourd profond ET de se faire comprendre des entendants. J’allais aussi devenir bilingue avec la LSF que j’apprenais avec eux.

Un peu plus tard, je rencontrerai les sourds qui comme moi, sont oralistes, parfois avec une aide visuelle comme le LPC, la LSF ou bien le français signé, ou encore rien comme moi.  Une révélation car ça me rassure dans ma position que j’avais déjà choisie et je ne me sens plus seule.

La perruche et la sirène - Matisse - 1952

La perruche et la sirène – Matisse – 1952

Aujourd’hui, j’adore parler. Je peux être bavarde avec mes amis, ma famille… parler avec des inconnus : je peux leur poser une question, je dis pardon pour passer, je dis merci pour remercier, je râle avec eux pour les retards des transports ou bien dans les salles d’attente avec des  parents…

On me prend à tort pour une malentendante à cause de cette éducation oraliste. Ce malentendu me fait créer des problèmes dans des situations exceptionnelles.

Aujourd’hui, on peut choisir l’option de langue des signes pour le bac, on parle de l’accessibilité en LSF au travail ou dans la vie sociale, et aussi des bébés signeurs. Formidable mais quoi? Je passe pour une extraterrestre aux yeux des entendants : je ne prends pas un interprète en LSF parce que je ne comprends pas tout le temps cette langue qui nous avait été interdite pendant un siècle et qu’à la place, on nous imposait l’éducation oraliste… C’est maintenant le monde à l’envers !

Je suis et serai éternellement une incomprise ; je fais partie d’une génération entre parenthèses, d’une communauté inconnue – qui mérite d’être reconnue. Je me sens comme un ‘dinosaure’ de l’oralisme exclusif mais je l’assume comme des milliers de sourds profonds et oralistes de ma génération.

J’ai trouvé par hasard cette citation d’Arthur Schopenhauer, et je la trouve bien adaptée à ma situation : ‘Toute vérité franchit 3 étapes. D’abord, elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant été une évidence’.

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9 réflexions au sujet de « Je suis sourde oraliste »

  1. MadameOurse

    Bravo pour ta persévérance en orthophonie durant toutes ces années, j’ai découvert cela vendredi dernier et les exercices sont vraiment durs et fatigants ! Quand à la stigmatisation de l’extérieur, je suis malentendante et non sourde, je n’ai jamais appris ni la lecture labiale ni la LSF et quand je dis que je ne parle pas la langue des signes cela surprend. En gros on a le handicap donc on ne peut pas avoir vécu comme les gens normaux qui ne l’ont pas ?!?!

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  2. Laplane

    C’est un vrai plaisir de te lire puisque je me reconnais totalement. Cela fait du bien de lire d’autres témoignages comme le tien.
    Un grand merci de partager un de mes textes. 🙂
    Au plaisir d’échanger et je te souhaite une très bonne semaine,

    Vivien,

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  3. Marie-Astrid

    Bravo pour ce parcours incroyable ! et surtout pour votre force de caractère et votre volonté c’est magnifique
    Merci de nous le faire partager
    Je m’apprête à me faire opérer de l’oreille interne également pour un problème de perte de l’audition, c’est ma 2ème intervention.
    J’en étais au stade où je lisais sur les lèvres et vraiment je paniquais à 35ans je trouvais cela un peu tôt mais surtout avec seule avec 2 enfants à charge.
    Heureusement j’ai rencontré un super Orl. Mais je ne connais personne qui soit dans mon cas.
    Les gens ne comprennent pas forcément bien les problèmes que l’ont peut rencontrer lorsque l’on est malentendants. Même mes enfants ont du mal car c’est vite énervant, lorsqu’ils me parlent d’une pièce et que je suis dans l’autre je ne comprends pas.
    Vous vous avez un mérite énorme de trouver cette force au quotidien de vous battre, je suis admirative.
    Vous écrivez magnifiquement bien et c’est un régal que de lire votre histoire.
    Je me sens plus forte merci
    Marie-Astrid

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  4. Betty

    Bravo pour la création de ce blog! Bonne continuation ! enchantée de vous connaître ,je suis également maman sourde de 2 enfants entendants .

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  5. Rachel

    Merci pour ce témoignage ! Je me reconnais totalement ! je suis malentendante appareillée des 2 oreilles (contours) dès mes 3 ans. j’ai suivi énormément de cours d’orthophoniste : lecture labiale et j’ai également une éducation oraliste. Si je n’évoque pas ma surdité à mon entourage, personne le voit. J’ai besoin de sous titres, je ne peux pas communiquer par téléphone : et oui je ne vois pas vos lèvres !!! Mais difficile d’expliquer cela à un entendant. Alors cela fait chaud au coeur de savoir que l’on est pas seul!
    Au plaisir d’échanger également !

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  6. Clara

    Le plus important est de se sentir bien à l’aise. C’est bien que vous êtes épanouie avec l’oralisme. Certains sont comme vous. D’autres non. Je suis sourde profonde de naissance. J’ai eu des nombreux cours d’orthophonie pendant des années. Parfois j’arrive à me faire comprendre mais juste des phrases courtes et simples. Parfois j’arrive à lire sur des lèvres. Mais cela dépend des personnes. Malgré tout j’ai des difficultés d’élocution et la lecture labiale n’est pas efficace à 100%. Par exemple quand on est fatigué ou alors on ne comprend pas des mots inconnus ou lire sur les lèvres cachés des moustaches , absence des dents, accent étranger etc… Donc je pense que le bilinguisme oral / lsf est une meilleure solution car c’est complémentaire. L’oralisme permet de s’ouvrir au monde entendant. C’est dommage de choisir l’oralisme ou la lsf seul.
    Et j’ai remarqué que les entendants ont osé « ho c’est difficile à apprendre la lsf », alors que nous on fait toujours des efforts plus que les autres . Pour certains c’est aussi difficile à parler et lire sur les lèvres. J’aurais apprécié que les entendants pratiquent la lsf, la LPC etc.

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    1. Laure Auteur de l’article

      Bonjour Clara,
      pour moi non plus, la lecture labiale n’est pas à 100% efficace pour les mêmes raisons que tu as citées 🙂
      tu as bien fait de préciser qu’on doit être bien dans sa peau quelque soit le moyen de communication qu’on opte pour le quotidien !
      mais ce n’est pas facile de trouver du temps pour apprendre la Lpc, la lsf… j’aimerais bien replonger là dedans pour justement soulager mes efforts de labiolectrice et faciliter les choix de solutions d’accessibilité au travail ou dans la vie sociale.
      et merci beaucoup pour ton commentaire !!

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